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Du virtuel au vivant,

la ville aux mains des artistes

Doctorant en aménagement-urbanisme et en science politique au département aménagement de l’École Polytechnique de l’Université de Tours, Cyril Blondel a été invité à observer le dispositif “Du virtuel au vivant, la ville aux mains des artistes” qui a eu lieu les 18 et 19 février 2014, accueilli au pOlau à Tours. Dans ce texte livré a posteriori, il analyse les orientations thématiques et artistiques prises par les artistes invités à participer.

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La ville du futur des artistes :
un retour à l'humain et au faire société
Contribution de Cyril BLONDEL

Introduction

 

Lors de la réunion du mardi 18 février au matin, l ‘équipe d’Objectif2032 a fait part de plusieurs intérêts spécifiques concernant la teneur de la présente restitution :

-  quelle teneur urbaine et urbanistique dans le processus de formalisation et dans le résultat final lui-même des propositions artistiques auxquels le séminaire aura permis d’aboutir ? Plus précisément, dans quelle mesure les artistes livrent-ils une image de la ville du futur reproduisant les clichés actuels et dans quelle mesure sont-ils au contraire en capacité de construire un regard innovant sur la ville ? Dit simplement : les artistes (de rue et du numérique) pensent-ils la ville ? Si oui, comment et qu’ont-ils à dire ?
-  Qu’est-ce-que cet exercice révèle des positions, des postures et des visions des artistes eux- mêmes sur l’évolution de l’art et du rôle de l’artiste ? Quelles transformations et quelles constances sont perceptibles dans la construction identitaire de ce groupe ? Résumé de manière succincte, comment les artistes voient-ils l’art de demain ?


Ce sont à ces questions que nous allons tenter de répondre dans ce présent texte intitulé « regard décalé » qui mobilisera principalement les notes prises tout au long de ces deux riches journées.

L’artiste au plus près des mutations sociales et sociétales  

 

« Toutes les prévisions se trompent, c’est l’une des rares certitudes qui a été donnée à l’homme. Mais si elles se trompent, elles disent vrai sur ceux qui les énoncent, non pas sur leur avenir, mais sur leur temps présent. » (Kundera 2003)

 

Comme une évidence, ce que ce groupe d’artistes nous a dit sur 2032 nous parle déjà du présent, un présent dont nous est livré un portrait assez noir, glaçant. En creux des débats, tout au long des 30 heures, se sont progressivement dessinées de grandes tendances d’évolution de la ville et du faire société sur lesquelles les projets développés se sont appuyés. Mais c’est surtout lors de la restitution finale que différents groupes ont livré le plus clairement leur vision des enjeux urbains et sociétaux actuels : la perte de repères dans un monde contrôlé aujourd’hui par des « connards » et l’accélération du monde; l’éclatement de l’Europe, la démultiplication des territoires et la réémergence de frontières vives qui s’accompagnent parallèlement de la nécessité immédiate de les dépasser ; notre insensibilisation croissante à l’Autre, en particulier de ceux qui possèdent à ceux qui n’ont rien, qui sont relégués en dehors du perceptible, de l’espace et du temps ; la montée en puissance de la prise de conscience des risques environnementaux (eux-mêmes croissants ?) au premier rang desquels la montée des eaux ; la fin des ressources naturelles offertes par la Terre, le corps humain devenant la dernière et unique ressource naturelle mobilisable pour produire de l’énergie.

 

Comme nous l’avons signalé auparavant, la méthode mise en place laissant une grande liberté aux participants, cette vision désenchantée des enjeux urbains que connaissent les sociétés humaines est bien le fait des participants. Qu’on juge cela surprenant ou non, les artistes n’ont donc pas posé un regard plus idéalisé, illuminé ou songe-creux sur notre époque que d’autres. Au contraire, les hypothèses sur lesquelles les différents groupes ont appuyé leur réflexion font écho à des thématiques actuellement débattues au sein des sciences sociales. Certains des questionnements renvoient à ceux exprimés dans les cercles académiques (1). Les tendances lourdes d’évolution sociétale sur lesquelles s’appuient les artistes et les chercheurs comportent ainsi de nombreuses similarités.

 

Des similarités visibles également dans les peurs exprimées. Car les débats ont souvent été traversés de craintes existentielles quant à l’humanité, quant à la capacité des hommes et des femmes à vivre en société, quant au rôle que tiendrait l’artiste dans celle-ci dans le futur. De nombreux participants prévoient, anticipent et craignent tout à la fois la disparition de l’artiste, de sa spécificité, de son individualité, de son identité. S’il ne disparait pas, son rôle deviendrait plus flou : artiste-aménageur, artiste-hacker, artiste-activiste, artiste-chaman… ? Ces propositions anticipatrices et réactives ont souvent été traversées de contradictions, parfois dirigistes, parfois libertaires, parfois participatives, souvent sérieuses, militantes et citoyennes (au sens d’habitants de la cité) ; des propositions qui ressemblent finalement sans doute aux individus-artistes qui les ont énoncées.

 

Spiritualité et lenteur pour redonner sens aux espaces et aux vies humaines 

 

L’exercice de prospective visait à articuler ce qui serait souhaitable pour la ville et pour l’art en 2032. Plusieurs récurrences sont apparues dans les débats et les projets présentés finalement par les différents groupes. Elles sont exposées ci-après.

 

En premier lieu, les participants ont souvent discuté (et parfois proposé) un retour à une certaine forme d’autonomie dans l’organisation des sociétés et des espaces. L’individu exaucé mais écrasé par la globalisation retrouverait un sens social dans la proximité géographique. Cette réaffirmation de la petite échelle était, dans les discours relevés, non dénuée d’une certaine nostalgie renvoyant à une réactivation d’un fonctionnement ancestral perdu. Ce premier aspect de la vision de la ville de demain marque une vraie rupture : les participants ne semblent pas croire qu’il soit possible (épuisement des ressources terrestres), ni souhaitable (exclusion des plus faibles), que les échanges matériaux et humains, réels et virtuels, puissent continuer à croître comme ils l’ont fait ces dernières années.

 

Néanmoins, il convient ici peut-être de s’interroger : est-ce-que le retour à un état supposé antérieur et supposé meilleur d’organisation des territoires en indépendance (productive et humaine) les uns des autres est un futur désirable ? Il me semble personnellement que les progrès de la connexion numérique et physique rendent ce désir illusoire. En outre, cette autonomie nostalgique pourrait rimer avec une redéfinition des solidarités humaines à l’échelle locale et donc avec un repli sur soi qui, lui, n’est probablement pas souhaitable. Ainsi, penser la forme de l’organisation territoriale, c’est-à-dire sociale et géographique, de demain semble être un des défis le plus difficile de cet exercice de prospective auxquels les participants ont apporté une réponse qui reste selon moi insatisfaisante car parfois trop tournée vers un passé mythifié par exemple, ou empreint d’une opposition trop nette (donc finalement trop similaire) à la façon globale de penser le monde (et ses maux). A la décharge des participants, il me semble que cet aspect de l’exercice était le plus dur à penser et que ces derniers ne sont pas nécessairement les mieux armés pour répondre à un tel défi (2).

 

Un second élément est apparu dans de nombreux discours, c’est un certain éloge de la lenteur sauvage. Plus que la forme de l’organisation des sociétés humaines, il concerne davantage nos modes de vie. En rupture avec l’accélération du temps et la nécessité de l’efficacité dans l’action, les participants de ce séminaire ont souvent tracé comme horizon souhaitable une ville où la déconnexion est possible tout autant que l’effacement de ses propres traces, réelles ou virtuelles pour « sortir de la surveillance des caméras » et redonner un sens à la vie privée. L’aménagement proposé se pose en contrepoint des saturations actuelles, s’appuyant sur la nécessité d’un ralentissement. Ce « retour aux fondamentaux » propose de reprendre le contrôle de soi et du collectif, de (re)donner la possibilité de construire son propre futur dans le temps mais aussi dans l’espace. « L’unité de base, c’est l’homme » car il faudra à nouveau « faire soi-même ». C’est une émancipation individuelle qui permettrait d’imaginer sa propre inscription spatio-temporelle dans une expression personnelle non cloisonnée.

 

Ce qui renvoie en termes urbains à réautoriser la ville du vide ou des vides, plus facilement appropriables par chacun, « faire des tiers-lieux des espaces de rassemblement et de rencontre » réels ou virtuels. C’est donc également envisager la ville-pause, sur pause ou des pauses, la « ville matelas », où « tout individu a le droit à un sommeil de qualité ». C’est accepter les « résurgences » et refuser une réconciliation généralisée chimérique dans une ville qui reprend conscience : « la ville ne peut rejeter le sauvage à l’extérieur en permanence car ce dernier ressurgit toujours » (3).

 

De manière cohérente avec cette vision de la ville, les réflexions se sont articulées autour du refus de voir l’expression artistique s’accomplir uniquement dans des lieux et des temps réservés ou spécifiques (ce qui ne constitue sans doute pas une surprise au vu des participants à ce séminaire). « L’art deviendrait un rouage du quotidien. » Le souhaitable devient le flou, l’art se fait « pauvre », « tribal » ; les frontières entre artistes et habitants seraient abolies, « le franchissement lui-même devient créatif ». Il n’y aurait plus de public, puisque les habitants deviennent acteurs de l’art dont les artistes ne constituent plus que des guides dans l’expérience créative.

 

Ce qui est alors prôné pour « sortir du tout fonctionnel dont on crève », c’est une inscription ritualisée de l’art dans la ville et de la ville dans l’art. Ce qui constitue probablement la troisième proposition forte de ce séminaire : la rupture dans les constructions identitaires des temps et des lieux, des individus et des groupes. L’artiste, les artistes, se font « poètes », « éponges », « passeurs », organisateurs de moment de partage, de production d’énergie créatrice et vitale, de sorte de communions païennes a-religieuses. L’artiste devient alors celui/celle qui permet le retour à la spiritualité, pour redonner un sens à nos espaces, à nos actes, à nos vies. La spiritualité constitue alors en quelque sorte un nouvel espace de partage. Ainsi, ce qu’il y aurait de mieux à espérer et à construire pour 2032 serait la spiritualité comme point d’intersection entre l’art et la ville.

 

Conclusion

 

A partir d’une lecture aiguë et tout à fait inscrite dans les débats de société actuels des enjeux urbains contemporains, les artistes participants à ce séminaire intensif ont proposé trois ruptures dans l’articulation de l’art et de la rue en 2032 :

- une rupture organisationnelle autonomiste (1) qui reste selon moi inaboutie ;
- un éloge de la lenteur et de l’inorganisé spatio-temporelle (accord avec quoi là?) (2) qui remet en question l’essence même de nos modes de vies actuels ;
- et enfin une rupture identitaire (3), une sorte d’hybridation urbano-artistique basée sur un retour à la spiritualité pour redonner sens à l’humain et à ses manières d’habiter.

Ces deux derniers points en particulier me semblent constituer des contributions intéressantes sur le fond et originales dans leur forme aux réflexions prospectives sur l’art et la ville de demain.

 

Cyril Blondel

 

 

(1) Les débats autour de la transition post-industrielle des sociétés occidentales et de la critique des conséquences urbaines, sociales et environnementales de la globalisation capitaliste, du basculement dans une société du risque, rappellent certains textes importants de ces dernières années de Boltanski et Thevenot (1991), de Boltanski et Chiapello (1999), de Latour (2006), de Lussault (2013) de Brenner (2012), de Beck (2001) de Schnapper (1998) ou de Balibar (1997). Cf. bibliographie indicative en fin de document.

 

(2) Ce paragraphe, au contraire de tous les autres, constitue une réflexion de l’auteur de ce texte en réaction aux débats tenus pendant les deux jours de ce séminaire quand tous les autres en sont bien la synthèse. 

 

(3) Toutes ces courtes citations proviennent des paroles des membres de chaque groupe, enoncées pendant les temps de travail à la table ou lors de la présentation finale de leur projet. 

 

 

Bibliographie indicative

 

  • Balibar E. La crainte des masses. Paris : Galilée. 1997.

  • Beck U., La société du risque, Paris : Flammarion, 2001.

  • Boltanski L. et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999.

  • Boltanski L. et L. Thévenot., De la justification, les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, 1991.

  • Brenner N., Cities for people not for profit. Critical urban theory and the right to the city. London & New York: Routledge, 2012.

  • Kundera M., L’ignorance, Paris : Gallimard, 2003.

  • Lussault M., L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris : Editions du Seuil, 2013.

  • Schnapper D., La relation à l’autre. Au cœur de la pensée sociologique. Paris : Gallimard, 1998.

  • Vanier M., “Le choix d’une prospective” Territoires 2040, no. 1., 2010, [en ligne: http://territoires2040.datar.gouv.fr/spip.php?article39&revue=1] 

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