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L'avant-garde est-elle à la rue ?

Comment et pourquoi distinguer l’organisation sociale et politique d’un mouvement de ses inventions formelles ? Comment naît, se structure, évolue puis se déconstruit un art ?

 

Eric Monsinjon, historien de l'art, a été convié à  aborder ces questions à l'occasion de la 3è étape du chantier Objectif 2032. Il a ainsi exploré des mouvements d’avant-garde, dont le lettrisme et la figure emblématique d’Isodore Isou qui s’est attaché à détruire la mise en scène classique en autonomisant la déclamation du texte, les gestes corporels de l’interprète et les espaces scéniques, sans cohérence d’ensemble. 

L'avant-garde dans les arts plastiques et les arts du spectacle
Contribution d'Eric Monsinjon

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L’avant-garde désigne une accélération de la créativité dans les arts du XXe siècle. Le rejet de tout académisme traverse les grandes avant-gardes artistiques européennes. La notion même d’avant-garde implique la remise en cause et le dépassement des anciennes conceptions pour risquer une nouvelle définition de la création : des arts plastiques aux arts du spectacle. Les avant-gardes, toujours en marge de la société, ont souvent eu recourt à des stratégies radicales pour propager leurs idées : scandales, actions militantes, rapports conflictuels avec les institutions. Mais ces pratiques sociales ne se confondent jamais avec les pratiques artistiques.

Aujourd’hui, que restent-ils de ces grands mouvements d’avant-gardes ? Le terme « avant-garde Â» tend de nos jours à disparaître, mais jamais l’idée de création qui lui est profondément associée. Pour approcher cette notion d’avant-garde, je propose de diviser mon intervention en trois parties : l’avant-garde et la politique ; la peinture : premier art d’avant-garde ; les arts du spectacle d’avant-garde.

 

Avant-garde et politique 

 

L’avant-garde possède trois sens majeurs. Un premier sens militaire qui désigne à l’origine la partie d’une armée qui charge la première. Cette ligne de combat qui prend tous les risques. Un deuxième sens, cette fois, plus révolutionnaire apparaît vers 1825 dans l’œuvre de Saint-Simon. Ce dernier l’emploie pour exposer son projet utopique socialiste. Il relie le terme avant-garde à ceux de socialisme et de révolution. Environ soixante-quinze ans après, en 1902, dans son ouvrage Que Faire ?, Lénine théorise sa conception d’un parti centralisé qui doit représenter l’avant-garde du prolétariat. La révolution russe de 1917 devient pour tous les artistes et intellectuels européens du XXe siècle la source de tous les bouleversements du monde. Enfin, il existe un troisième sens qui est d’ordre artistique. Sa définition la plus générale est la suivante : l’avant-garde désigne, au début du XXe siècle, des mouvements artistiques qui ont rejeté toute forme d’académisme pour créer et imposer un projet révolutionnaire expérimental sur la scène du monde. « Transformer le monde Â» selon Marx, et « changer la vie Â» selon Rimbaud, tels étaient les deux projets révolutionnaires des surréalistes parisiens.

 

Pour le dire autrement, comment est-il possible de penser l’articulation entre art et politique ? Ce lien est souvent celui qui enchaîne l’art à la politique. Les politiques officielles organisent souvent des censures d’Etat qui bloquent la créativité des artistes. Quand on assigne à l’art une vocation politique, que veut dire « politique Â» ? Généralement, le mot est employé dans un sens élargi au point de désigner de manière floue toute activité engagée dans la société. Lui donner un sens trop gazeux conduit à la perte de toute sa signification substantielle. Les grands mouvements d’avant-gardes européens du XXe siècle vont tous sans exception vouloir entrer en politique. Il est donc important de bien dissocier l’acte artistique et l’acte politique.

 

Je voudrais prendre l’exemple significatif du futurisme italien pour expliquer cette disjonction méthodologique. D’un côté, ce mouvement artistique fondé en 1909 par Marinetti s’est situé à l’avant-garde sur différents terrains artistiques  : création d’une poésie d’onomatopées simultanées, production d’une peinture cubiste dynamique, invention de la musique bruitiste. D’un autre côté, le futurisme a affiché un scandaleux retard sur le terrain politique. Beaucoup d’artistes du mouvement se sont enfoncés dans le patriotisme, et certains d’entre eux sont allés jusqu’à soutenir ouvertement le régime fasciste mussolinien. Évidemment, cet engagement catastrophique a fait l’objet de condamnations morales. Mais elles ont quelque fois éclipsé tout examen objectif des apports artistiques. Ainsi, pour appréhender le futurisme, il convient de dissocier engagement politique et apports artistiques. C’est la seule solution pour échapper à la condamnation totale du mouvement italien. L’idée est de critiquer le futurisme localement, c’est-à-dire discipline par discipline.

 

Je voudrais aborder ici le rapport entre les avant-gardes en politique et en art sous un angle différent. Celui des artistes de l’avant-garde russe. Ces derniers, à partir de la révolution de 1917, ont pensé que l’avant-garde politique s’accompagnait nécessairement d’une reconnaissance du progrès dans les tous arts. Je citerai quatre grandes figures de l’art moderne russe dont le projet artistique se voulait contemporain des apports de la révolution bolchévique. La première grande figure est Malevitch. Celui-ci concevait le Suprématisme comme un art d’avant-garde au service du nouveau régime. Mais son art ne correspondait nullement à l’idéal socialiste qui préconisait le retour à une peinture strictement académique. Destitué de ses fonctions de professeur, Malevitch fût emprisonné. La deuxième figure est Maïakovski. Saboté et boycotté par une critique aux ordres des bureaucrates, le poète ira jusqu’au suicide. La troisième, c’est Eisenstein. Le célèbre réalisateur du Cuirassé Potemkine devait en permanence faire face à la censure et à la destruction de ses films. Enfin Meyerhold, le rénovateur de la mise en scène théâtrale, refusant de revenir à un théâtre classique à intrigues socialistes, sera, sur ordre de Staline, secrètement exécuté en 1940. La liste pourrait s’allonger. Le pouvoir soviétique, sombrant rapidement dans le totalitarisme, n’a jamais eu besoin d’un art d’avant-garde pour le servir, mais plutôt d’un art de propagande. C’est-à-dire un art réaliste-socialiste complétement réactionnaire. Naturellement ces exemples sont extrêmes, mais ils montrent que quand la politique se mêle de l’art, il n’en ressort rien de positif. Qu’en est-il de l’inverse ? Quand l’art s’approprie la politique. Réponse : la politique est thématisée et devient un sujet de l’art. Rien de plus. En résumé, je soutiens l’idée qu’il faut toujours disjoindre politique et art. Expliquer l’art par la politique ne mène à aucun bouleversement de ces deux disciplines, mais au contraire à une augmentation de la confusion. Par conséquent, quand les artistes entrent en politique, ils deviennent des militants révolutionnaires, et cet acte est rigoureusement distinct de l’acte de créer. 

 

La peinture : premier art d'avant-garde

 

Les avant-gardes du XXe siècle ont porté le projet révolutionnaire à son point culminant. La création artistique et l’action politique doivent profondément changer le monde et la vie. Si la politique révolutionnaire a pour projet de bouleverser l’ordre du monde, les avant-gardes artistiques veulent à leur tour faire de même sur le terrain des arts et de la culture. La définition et l’évolution de l’art vont s’en trouver profondément modifiées. Pour comprendre ces bouleversements, il faut partir de définitions générales sur l’art.

 

La peinture occupe une place centrale. Les expérimentations formelles y sont les plus radicales. Les autres arts n’auront de cesse que de combler leur retard sur elle. Partons d’une définition très simple : la peinture est l’art de la représentation basée sur l’imitation et l’idéalisation de la nature. La peinture s’est détachée de l’unité du monde religieux pour exister de manière autonome. C’est la naissance de l’art de la peinture. Concrètement, cela signifie que la peinture s’est libérée des canons de l’icône en inventant le tableau. En gagnant son indépendance par rapport à sa fonction religieuse, la peinture a commencé un long mouvement d’enrichissement créatif de ses composantes. Les composantes de l’œuvre d’art sont au nombre de quatre. D’abord, il y a les éléments (les lignes, les surfaces, les points…) qui se combinent pour créer des formes (perspective, clair-obscur, figuratif, abstraction…). Après viennent les thèmes (religion, mythologie, histoire, politique…) et pour finir, les moyens de réalisation matérielle (pinceaux, pigments, huile, couteau, collage…). Ainsi, la seule question valable face à une Å“uvre d’art est la suivante : suis-je en présence d’un apport au niveau des éléments, de la forme, du thème ou de la matière ?

 

L’histoire de la peinture se divise en deux grandes phases distinctes. Une première phase, pour le dire très schématiquement, appelée « classique Â» qui s’étend des primitifs italiens au Romantisme français de Delacroix. Pendant cette phase, les peintres construisent progressivement une représentation de plus en plus fidèle et idéalisée de la nature. Une seconde phase moderne propose une remise en cause des bases référentielles de la phase classique. Pourquoi ? Parce que la peinture arrive à son stade de saturation : épuisement de la représentation et répétition des mêmes éléments, formes, thèmes, matériaux. La saturation fige l’évolution de la créativité. Pour continuer à créer, la peinture comme art de la représentation est donc obligée de se nier elle-même. De Manet à Duchamp, les artistes détruisent la représentation, pour lui préférer l’anti-représentation ou l’art abstrait. L’abandon de la peinture est même envisagé par Duchamp. Il remplace la peinture par l’objetready-made. Dans la phase moderne de destruction, les mouvements artistiques apparaissent tous les dix ans (l’impressionnisme en 1874, le pointillisme en 1884), et puis à partir du Fauvisme tous les deux ou trois ans. L’avant-garde, c’est l’accélération des apports : le fauvisme surgit en 1905, le cubisme en 1907, le futurisme en 1909, l’Art Abstrait en 1910, Duchamp et le Dadaïsme respectivement en 1913 et 1916. En fait, quand les artistes ont pris conscience de la décomposition de l’art, une course à l’invention et au progrès s’est alors mise en place. Chaque mouvement tente de dépasser le précédent en allant plus loin dans la création. Conséquence : le public n’a pas le temps d’intégrer un apport artistique que déjà un autre surgit.

 

Pour résumé, la peinture ou plus largement tout art structuré passe par deux phases successives : une phase de construction et une phase de destruction. Cette vision analytique provient d’Isidore Isou, dernière grande figure de l’avant-garde et fondateur du mouvement lettriste en 1946. Il nomme cette évolution, la loi de l’amplique et du ciselant. 

 

Les arts du spectacle d'avant-garde

 

Je voudrai aborder le théâtre d’avant-garde, et continuer d’exposer les conceptions nouvelles d’Isidore Isou dans le domaine de la dramaturgie, car elles demeurent à ce jour méconnues. Il est vrai qu’il est plus célèbre pour ses créations dans la poésie lettriste, la peinture à signes et le cinéma. La publication en 1953 des Fondements pour la transformation intégrale du théâtre (le tome II paraîtra en 1970) d’Isidore Isou, alors âgé de vingt-huit ans, marque une révolution dans le théâtre. Cette révolution est double. D’abord, Isou y renverse une à une les vieilles définitions de l’art dramatique, de l’Antiquité à nos jours, pour risquer une nouvelle définition du théâtre (fonction critique). Ensuite, il fonde et théorise une nouvelle définition du théâtre (fonction créatrice).

 

Isou propose de définir le théâtre comme « l’art de la présentation Â». Par-là, il faut entendre l’art qui présente les autres arts. Il s’agit d’organiser la mise en présence et l’articulation de tous les arts entre eux. Cette définition paraît d’une grande simplicité en apparence, mais elle répond avec une grande pertinence aux problématiques actuelles : difficultés à définir les arts du spectacle,  la question du texte, la place de la performance, le problème de la pluridisciplinarité et du brouillage des frontières. Toutes ces confusions se retrouvent résumées par le titre de la conférence de Jacques Nichet donnée au Collège de France, « le théâtre n’existe pas Â». A l’inverse, Isou croît à la possibilité de définir l’essence du théâtre.

 

Pour lui, l’absence de définition ou les pseudos définitions du théâtre empêchent la compréhension de ses apports, et paralysent son évolution vers une définition plus créatrice. Il paraît impossible de révolutionner un art en ignorant ce qui le constitue. Confondre le théâtre et la politique par exemple, c’est nier ce qui est propre au théâtre, et le fonde en tant que discipline autonome. Le spectacle n’est jamais politique. Autre distinction majeure, ne pas confondre le théâtre avec les arts qu’il emploie pour s’enrichir. Le théâtre n’est pas poésie, même s’il convoque la poésie. De la même manière, il n’est pas danse, mime, acrobatie, peinture, architecture, même s’il se saisit de ces arts. 

 

Je vous propose d’analyser cette définition d’Isou à travers l’exposé de sa théorie. Si le théâtre est bien l’art qui présente les autres arts. Il se déploie dans deux directions : une ligne temporelle et une ligne spatiale. La ligne temporelle est constituée de plusieurs sections : répliques, dialogues, scènes, actes. La réplique représente la particule théâtrale la plus petite. Elle fonctionne comme une sorte de pierre angulaire, à partir de laquelle un auteur construit son Å“uvre théâtrale. Quant à la ligne spatiale, elle se divise en trois colonnes : la colonne du texte, la colonne corporelle, la colonne scénique. 

 

La colonne du texte contient l’intrigue, véritable colonne vertébrale du théâtre. Pour la réaliser, l’auteur puise dans la poésie, la prose ou la philosophie. Dans son ouvrage, Isou retrace l’histoire du texte dramatique de Eschyle (526-456 av. J.-C) à Tzara (1896-1963). La colonne corporelle contient toutes les créations de l’art de l’acteur de Valleran Le Conte à Louis Jouvet, en passant par Sarah Bernard, Pitoeff, et la célèbre méthode de Stanislavski. Cette partie dédiée au corps doit également considérer l’ensemble des gestes corporels. Les gestes conceptuels et signifiants du Mime, de Bathylle et Pyllade (Ier siècle après J.C.) à Decroux (1898-1991). Les gestes corporels pures et abstraits de la danse, de Beaujoyeulx (1535-1587) à Martha Graham (1894-1991). Dès 1953, visionnaire, Isou intègre même à la colonne corporelle les gestes acrobatiques. La colonne scénique (ou l’espace) qui prend le nom de scénographie fait appel à l’histoire des arts matériels et visuels : peinture, architecture, photographie et même le cinéma. Je fais ici une parenthèse sur le cinéma, parce qu’il est intéressant de noter de quelle manière le cinéma, à son origine, va se saisir d’une grande partie des colonnes du théâtre (texte, corps, espace). Mais il va rapidement développer pour son compte une organisation formelle qu’il n’emprunte plus au théâtre. Le cinéma invente le montage qui lui est propre, et qui le différencie radicalement du théâtre. 

 

Revenons au théâtre. Le fondateur du lettrisme proclame le théâtre ciselant (destructif) qui, selon lui, n’existait pas auparavant. Ni Alfred Jarry, ni les autres auteurs importants du théâtre moderne (Roussel, Apollinaire, Wedekind, Tzara, Ribemont-Dessaignes, Breton, Artaud, Desnos) n’ont révélé une anti-harmonie entre les colonnes du théâtre. Pour proposer un théâtre ciselant et réellement d’avant-garde, Isou invente l’implique qui remplace la réplique théâtrale. L’implique est une affirmation déclamée par un comédien sans lien avec la réplique de l’autre. Ainsi, il détruit l’écriture dramatique en la sectionnant. Autre invention, la mise en scène anti-harmonieuse qu’il appelle « discrépante Â». Il s’agit de dissocier, de disjoindre les colonnes texte, corps et espace. Par exemple, un comédien peut effectuer des gestes sans relation avec le texte dit, ni avec les éléments de la scénographie. La mise en scène discrépante apparaît dans les années 50, et constitue un apport majeur dans le théâtre dit d’« avant-garde Â». 

 

En guise de conclusion et d'ouverture

 

En résumé, la seule vraie question est la suivante : que nous enseignent encore aujourd’hui les avant-gardes ? Que chaque grand créateur de l’histoire possède une méthode de création consciente ou inconsciente qui lui permet, dans un premier temps, de classer tous les apports majeurs d’un art avant lui, et, dans un deuxième temps de proposer une création. Un pas de plus dans la ligne de l’histoire. Dernière grande figure de l’avant-garde, Isou a théorisé cette méthode de création et lui a donné un nom : la « Créatique Â». Concernant plus spécialement le théâtre, si l’on accepte de le définir, dans l’époque classique, comme l’art qui présente les autres arts de manière de plus en plus harmonieuse, il faut aussi accepter qu’il entre dans une phase avant-gardiste de remise en cause de lui-même. Le théâtre discrépant d’Isidore Isou arrive au bout de cette histoire en créant une mise en scène totalement anti-harmonieuse. Enfin, pour faire une ouverture sur les arts de la rue, je pense qu’il est possible, de nos jours, de penser la rue comme le lieu de présentation harmonieuse ou anti-harmonieuse de tous les arts.

 

Eric Monsinjon

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