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Vous travaillez aujourd’hui à construire la ville de demain. Quelle sera-t-elle ?

Quelle sera la ville de demain ?
Contribution de Françoise N'Thépé

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J’aime à penser que construire la ville, c’est comme écrire une recette de cuisine. Tout n’est qu’affaire de menu (le programme), d’ingrédients (les matériaux), de cuisson (le chantier), de dégustation (la vie d’un bâtiment). Tous deux parlent aussi bien de chimie que de sensations.

 

Mais d’abord de quelle(s) ville(s) parlons-nous ? Entre celles de la vieille dame européenne et celles des pays dits émergents, il y a déjà un monde ! Ces derniers donnent libre champ à des expérimentations formelles ou techniques sans complexe :

  • à qui la plus haute tour ? 8 des 10 premières tours les plus hautes réalisées entre 1998 et 2015 sont visibles en Asie (Chine, Malaisie) ou dans les Émirats Arabes Unis (la tour Burj Khalifa de Dubaï datant de 2010 reste encore en tête avec 828 m). Sans parler, on s’en souvient encore, du phénomène suscité par la tour de luxe ‘Time Residences’ (Dubaï), tournant sur elle-même à l’énergie solaire…

  • à qui la ville la plus connectée ? La nouvelle ville de Songdo en Corée du Sud en est un exemple récent frappant, construite sur une île artificielle et prônant un mode de vie 100% numérique.

 

Tous les actes de la vie quotidienne seront gérés grâce à une unique puce, dont les données seront analysées afin d’évaluer le degré de bonnes habitudes ou bonne attitude citoyenne.

Il est par contre plus difficile de discerner les avancées urbaines ou architecturales plus proches de nous, en Europe, où le thème de prédilection actuel, à la portée beaucoup moins démonstrative, semble être : à qui la démarche la plus éco-responsable ?

Certes, des nouveaux quartiers se dessinent dans les villes occidentales, mais leurs échelles ne permettent pas vraiment d’affirmer que la ville du futur aura, d’un point de vue large, un visage vraiment distinct de celui d’aujourd’hui. Ces morceaux de ville gèrent la question de la croissance, de l’augmentation inexorable de la densité : verticalité ? Étalement urbain ? Au détriment des espaces libres ?

 

Actuellement, le débat sur la ville de demain est en place, à différentes échelles : Ré-inventer Paris, plus loin le Grand Paris, les nouvelles conurbations ou plus généralement la prise de conscience du réchauffement climatique déjà en marche (villes et bâtiments labellisés ou certifiés), le durable, le recyclage, le renforcement de la biodiversité, etc. Les architectes ont un rôle majeur dans cette réflexion. Ils sont un relai entre les politiques et la population, entre l’économie et le social.

 

Une ville surfonctionnelle amenée à développer le syndrome du caméléon

 

La ville de demain sera sans doute consommable (quand d’autres disent transformable), dans la façon dont on la composera.

Les nouvelles techniques de construction permettront :

  • de faire évoluer une surface, par exemple par des agents actifs intégrés (béton dépolluant avec agents photocatalytiques, bois allié à des résines s’adaptant à de plus grandes déformations…),

  • ou de changer ou remplacer des matières plus aisément (grâce notamment au progrès de la robotique dans la gestion des chantiers, ou par la Gestion Technique du Bâtiment qui alertera sur les défaillances techniques).

Les usages des lieux et bâtiments publics seront de plus en plus évolutifs[1].

Les moyens de communications et de transports seront facilités, et permettront ainsi de parcourir aussi bien physiquement que virtuellement toutes les villes du monde.

 

La ville de demain devra conjuguer avec l’évolution des changements climatiques, l’épuisement de certaines ressources naturelles, l’obsolescence programmée. De ce fait, la façon de construire la ville, son rapport direct aux éléments (eau, soleil, vent, etc.) définira de nouveaux espaces façonnés par ces nouvelles donnes. Il en découlera par exemple des formes induites par l’érosion, l’orientation, la gestion des eaux ou la recherche d’ergonomie[2]. Et les surfaces mêmes de notre environnement changeront, s’adapteront. De nouveaux matériaux issus de filières nouvelles apparaîtront sans doute, avec des temps de production et des contraintes de transport différents. Je pense par exemple à la recherche constante sur encore plus de légèreté (fibre de carbone, complexes en nids d’abeille, aluminium, etc.). Le ‘light’ existe aussi dans la construction…

Oui, l’innovation est au cœur du débat, constamment. Ce ne sera jamais un concept galvaudé.

 

30 ans, c'est l'échelle d'une génération. C'est aussi le temps de construction de la ville. La ville de demain changera du fait des comportements des enfants d'aujourd'hui. Pour cette prochaine génération, la ville ne sera pas forcément physiquement différente, mais plutôt fondamentalement adaptée aux besoins de demain. Au besoin de répondre à une plus grande densité. Au besoin de répondre à plus d’efficacité. Au besoin de répondre à une plus grande rapidité de changements et de flexibilité. Au besoin de gestion et de reconversion des déchets de plus en plus nombreux. Au besoin de contrôler les énergies, anciennes ou nouvelles.

 

Au regard de ces évolutions à venir, il semble d'actualité d'adopter le mot d'ordre de la mission Re-thinking the future (www.re-thinkingthefuture.org)[3] :

“A future that aims to meet human ‘needs’ while preserving the environment so that these ‘needs’ can be met not only in the present, but also for future generations. A ‘future’ with less of stress and more of humanity. A ‘future’ in harmony with the nature.”

“Un futur qui cherche à répondre aux “besoins” humains tout en préservant l'environnement afin que ces “besoins” puissent être satisfaits non seulement aujourd'hui, mais aussi pour les futures générations. Un “futur” avec moins de stress et plus d'humanité. Un “futur” en harmonie avec la nature.”

 

Une ville marketée

 

Enfin, à l’heure où certaines ressources ou matières premières se tarissent, une stratégie économique particulière se développe de plus en plus qui aura un impact majeur sur le visage de la ville de demain : le tourisme, sous toute ses formes (culturel, industriel, solidaire, religieux, d’affaires, de santé), qui supposent des infrastructures appropriées en termes de mobilité, d’accueil et d’hébergement. Notre quotidien est constamment abreuvé d’offres de loisirs de plus en plus abordables, et dont l’exigence et la nouveauté iront croissants. Cette démocratisation va de pair avec celle de la culture, accessible au plus grand nombre.

La future génération est déjà conditionnée par ce précepte, par l’accès ultra-rapide qu’est internet.

 

Les démarches territoriales actuelles tracent une nouvelle cartographie basée sur le branding, ou comment rendre attractives des villes, des régions ou des pays où la place de la ‘société du spectacle’ (pour citer rapidement Guy Debord et son œuvre âgée déjà de presque quarante ans) s’affirme effectivement comme la prochaine réponse au développement économique et social - même si on parle plus aujourd’hui de divertissement au sens large.

Alors comment cela se traduit-il ? Les fonctions et les usagers s’entremêlent pour ne laisser aucun temps d’inactivité ou d’ennui ; chaque centimètre carré est méticuleusement défini pour ne plus laisser libre cours à l’errance ou à la rêverie.

 

Quelle ville du futur sommes-nous prêts à accueillir ?

 

Aujourd'hui, les images produites pour la ville de demain sont compréhensibles seulement par une catégorie de professionnels, et non pas par le grand public - qui n’est pas toujours pas prêt à accepter un changement radical. C’est très souvent dû à un manque de communication : on le voit par exemple dans les journaux et grands quotidiens, où les rubriques liées à l’urbanisme et l’architecture sont souvent courtes ou liées aux sujets « culturels ». Au temps de l’hyper-immédiateté, les populations perçoivent le plus souvent ces actions de manière abstraite ou lointaine du fait du décalage temporel entre l’illustration et la construction.

Par contre, j’ai été personnellement surprise de l’accueil positif réservé par les jeunes[4] sur ces sujets, leur curiosité sur le savoir-faire. Il est pour moi manifeste qu’on ne parle pas assez tôt d’architecture et de son influence sur les actes de tous les jours.

 

Le résultat des réflexions prospectives d’aujourd’hui prend d’abord forme dans ou pour des villes nouvelles, souvent étrangères (la Chine étant en tête des derniers lieux d’expérimentation de stratégies urbaines), ou par petites touches dans les grandes villes plus anciennes. Montrant quelques balbutiements, une vision plus globale est en route mais elle est loin d’être aboutie.

 

Un ville du futur façonnée par les usages

 

Cette difficulté à accueillir la ville du futur est encore plus manifeste du point de vue de l'habitat. C'est sans doute lié à l’affect porté sur la notion de propriété, au sentiment d’être « chez soi » qui est le fondement de notre démarche mentale quotidienne, au besoin d’un abri. Bien que les gens se déplacent de plus en plus, leur repère reste invariablement leur foyer (allié à leur famille). Malgré tout, cela ne veut pas dire que la réflexion actuelle sur de nouveaux modes d’habiter n’a pas lieu. Mais elle semble se construire à l'opposé d'une image futuriste : les gens manifestent le besoin d’un retour à la nature par exemple (cultiver soi-même son potager ou laisser la place belle aux jardins partagés, à l’emploi de matériaux d’autrefois), ou l’envie de fonder des choses à plusieurs (le ‘participatif’), avec ses propres mains, au sens propre comme au figuré. Ces valeurs seront transmises aux futures générations. Cela permettra sans doute de créer une ville plus personnelle, moins stéréotypée ?

 

Ces actions commenceront d’abord dans les interstices de la ville, se faufilant dans les failles, les terrains ou même les immeubles laissés à l’abandon. Par exemple, l’initiative de l’agence d’urbanisme UFO montre les prémices de ces engagements collectifs : en créant l’application ‘Villes sans limites’ (téléchargeable sur smartphone, tablette), ils donnent la possibilité à tout un chacun de créer virtuellement le futur visage de sa ville (le coin d’une rue, un abri bus, l’aménagement d’un terrain vague…), en illustrant ses envies en image. Cette idée de convier le public à participer à la création permettra d’agir sur des détails de la vie courante, sur des espaces d’échelles variables qui répondront concrètement aux souhaits des gens d’améliorer la vie de leur quartier.

 

Les artistes, précurseurs de la ville futuriste

 

Et c’est dans ce système qu’à mon sens les arts devront prendre une nouvelle dimension.

 

Car j'aime à penser que la culture fera partie intégrante de nos murs, intrinsèquement et non plus comme un décorum superficiel. Autrement le tournant futuriste qui berce notre imagination n’aura pas lieu. Les images ancrées dans nos pensées en sont directement issues, retranscrites dans des scenarii de (science-)fictions partagées (Métropolis, Barjavel, Blade Runner, Schuiten…) souvent apocalyptiques ! avec comme dénominateurs communs la prise de possession du ciel par la hauteur (logique quand on pense à la gestion de la densité pour laisser au vide sa place bienfaitrice), des figures complexes et plastiques (essentielles si l’on souhaite faire évoluer les limites de l’espace), et des formes aérodynamiques.

 

Aujourd’hui, ces envies deviennent petit à petit réalité à travers les arts plastiques et vivants, l’architecture, l’urbanisme, le paysage, le design, la musique, la création textile…, au risque de choquer (ou de disparaître parfois quand nous ne sommes pas encore prêts à y croire). Je pense par exemple à la très récente et monumentale Philharmonie de Paris dessinée par Jean Nouvel, en référence à la théorie sur le plan incliné[5] de Claude Parent et Paul Virilio.

Les esprits ‘précurseurs’ ont ce rôle de relai ; mais le contexte politique et économique y est aussi pour beaucoup. L’impact du premier pas sur la lune a, par exemple en son temps, aidé toute une génération à se projeter dans un ailleurs plus tangible, aussi inaccessible soit-il encore…

 

Françoise N’Thépé

Paris, avril 2015.

 

 

[1] Question actuellement posée autour de l’exposition ‘Un bâtiment, combien de vies ?’ à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Palais de Chaillot (17 déc. 2014 – 28 sept. 2015)

 

[2] A ce propos, voir par exemple ‘The 5 pillars of Bawadi’ à Dubaï de l’agence BIG, ou lesrecherches de l’agence OMA sur le New Jersey (USA).

 

[3] Mission lancée par Vikas Pawar, Vidushie Shriya, Navita Sapra et Karan Grover, basée à New Delhi (Inde).

 

[4] Participation personnelle en 2013 et 2014 à la Mission « Architectes et paysagistes dans les classes », lancée par le CAUE d’Ile-de-France

 

[5] La fonction oblique, Claude Parent et Paul Virilio (1964)

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