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La prospective en jeu(x)

Qu’est-ce que la prospective ? En quoi et comment pourrait-elle constituer un outil pertinent pour penser le présent et les « futurs possibles Â» de la création hors les murs ?

 

Dans ce texte, Jean-Michel Guy, ingénieur de recherche au Département des Etudes de la Prospective et des Statistiques (DEPS) du Ministère de la Culture et accompagnateur fidèle de la création circassienne contemporaine et des arts en espace public, livre des clés de compréhension et des pistes à explorer.

Un détour par le futur : pour une prospective
des arts en espace public à l'horizon 2032
Contribution de Jean-Michel GUY

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La prospective s’est peu à peu imposée comme un outil relativement simple et courant de management, d’abord au sein de grandes entreprises, ou de fédérations d’entreprises (chambres de commerce etc.), puis d’organisations publiques.
Théoriquement, son objet premier est de réduire le champ des choix possibles dans un environnement incertain – et l’accélération actuelle de l’incertitude, si l’on ose dire, explique en grande partie la faveur dont elle jouit. Elle consiste à concevoir des futurs possibles, plus ou moins probables, ou plausibles, et à confronter la situation actuelle à ces perspectives. Ce n’est pas un exercice de « science fiction Â», de construction d’utopies ou de pure imagination : son but n’est pas de dessiner l’avenir, moins encore de le prévoir, mais bel et bien d’agir et de faire, dans le présent, des choix qui engagent l’avenir. C’est pourquoi elle est très fréquemment orientée vers la définition d’une stratégie, et l’on parle alors de prospective stratégique.


Ce n’est pas une science, mais un protocole méthodique, ou un ensemble de protocoles, dont on dira, rapidement, qu’ils se sont imposés car ils ont fait leurs preuves. C’est certes vite dit, car il n’existe pas, à ma connaissance de « rétrospective de la prospective Â», d’évaluation a posteriori, de l’utilité pour la décision ou la stratégie de l’exercice prospectif, ni de ses effets éventuellement inattendus. Mais on peut, faute d’un corpus suffisamment robuste d’exercices prospectifs dans différents domaines, évoquer, du moins, certains effets connus, inventorier avantages et inconvénients.

 

Un exercice de projection du présent 

La prospective se distingue de la prévision : cette dernière, fondée généralement sur des séries statistiques, consiste à les prolonger « logiquement Â». On peut ainsi prévoir, certes toujours avec une certaine marge d’erreur, certaines évolutions démographiques (comme le nombre de centenaires en 2030) ou d’autres phénomènes soumis à des régularités « dures Â». La prospective commence avec l’incertitude. L’avenir n’est pas connaissable et le rôle de la prospective n’est pas de le connaître : il consiste, répétons-le, à orienter le présent en fonction de l’idée que, dans le présent, on peut raisonnablement se faire du futur. D’une certaine manière, c’est un exercice de « projection Â» du présent, de représentation du présent, ou d’état des lieux des projets présentement envisageables.

 

Pour répondre plus précisément à la question « Ã  quoi sert la prospective ? Â», il est nécessaire d’en distinguer les fins et la démarche. Les fins ne sont pas toujours avouées, ni avouables : un chef d’entreprise peut lancer un processus de réflexion prospective pour remobiliser ses collaborateurs ou tout le personnel, bien plus qu’en vue de prendre une décision stratégique. Il peut aussi orienter subtilement ou sournoisement l’exercice pour entériner une décision déjà prise, en la faisant passer pour l’une des quatre possibles. D’une certaine manière, la prospective consiste toujours à « rouvrir le jeu Â», à modifier un tant soit peu les équilibres, les jeux d’acteurs, les positions au sein d’une organisation. Moins traumatisante potentiellement qu’un audit social, elle peut servir des fins voisines, faire passer la pilule d’un changement plus ou moins brutal. C’est peu dire qu’elle est politique : elle confronte des représentations du réel, au sein d’un groupe dont la composition même reflète une certaine vision du monde. Et elle peut se prêter à des manipulations souvent difficiles à détecter, dont l’une – on va y venir – repose sur un modèle culturel très ancré et très commun, notre besoin de cohérence, de fictions romancées. Les risques politiques sont ici à dessein exagérés, pour qu’on ne les perde jamais de vue, mais, sous réserve d’un contrôle vigilant et démocratique des procédures de débat, les résultats d’une prospective peuvent être très positifs pour l’action.


Venons-en à la démarche. La méthode la plus courante est celle des scénarios. Il s’agit de produire un nombre limité (entre trois et douze) de scénarios de futurs possibles. Ce nombre n’obéit à aucune règle a priori : il peut être arbitrairement fixé au départ, ou non. Ce qui importe généralement c’est la « maniabilité Â» des scénarios. Il faut pouvoir les mémoriser aisément, en percevoir les contrastes, se les « approprier Â».


Les « scénaristes Â» forment un groupe, dont le nombre, lui non plus, ne saurait être fixé une fois pour toutes. Il faut trouver le juste effectif, entre différents impératifs de diversité des profils, d’efficacité du débat, de disponibilité des personnes, d’économie générale de l’exercice prospectif (qui peut être très étalé dans le temps ou resserré, cher ou non). Une vingtaine de participants est en général un bon compromis. Ces « scénaristes Â» ne disposent généralement pas de toutes les connaissances nécessaires à leur mission. Ils doivent donc recourir au savoir d’experts extérieurs au groupe, qu’ils peuvent auditionner collectivement, ou à qui ils peuvent commander des synthèses écrites. Le principe de fonctionnement du groupe est la libre parole et le débat permanent. Un président de séance ou un secrétaire est nécessaire. La démarche se déroule en six temps.

 

Les six étapes de la prospective

 

Première étape : l’objet et l’horizon

La première étape consiste à s’entendre sur une définition précise de Â« l’objet Â» et de Â« l’horizon Â». L’objet peut être très large (par exemple « la vie culturelle Â») ou relativement étroit (« la politique du ministère de la Culture Â»). En ce qui concerne « les arts dans l’espace public Â», il peut être utile d’inventorier des sous-objets et d’en écarter certains a priori. Que veut-on vraiment imaginer ? Quelles seront les esthétiques ? Quelle sera la place institutionnelle ou culturelle des arts dans l’espace public ? Quelles seront les conditions de vie des artistes ? Tout cela ? Est-on bien sûr de s’entendre sur les mots « arts Â» et « espace public Â» ? Quant à l’horizon, il est clair qu’il exerce sur la démarche une forte contrainte. Une évolution à cinq ans est a priori plus déterminée qu’une évolution à trente ans. Horizon proche et horizon lointain ont leurs mérites respectifs : le premier oblige au réalisme et à l’action rapide, le second permet de mettre en cause des structures historiquement plus stables (par exemple, à horizon de trente ans, on peut envisager un partage équitable, entre hommes et femmes, des tâches ménagères, fort peu probable à horizon de cinq ans).

 

Deuxième étape : les variables
La seconde étape consiste à répondre à la question : « de quels facteurs l’évolution de l’objet à l’horizon fixé est-elle susceptible de dépendre ? Â» Il s’agit donc de produire une liste de Â« variables Â». Puis de ramener cette liste à un nombre « maniable Â» de variables (une quarantaine au plus, même si rien, sauf l’économie et l’efficacité, n’interdit de travailler avec un plus grand nombre, voire un tout petit nombre de variables). L’exercice de « réduction Â» de la liste implique déjà de percevoir des liens entre variables : par exemple le prix du pétrole est peut-être lié au volume du tourisme, et, tant qu’à réduire la liste, on peut sans doute faire l’économie d’une de ces variables. Etablir la liste, formuler correctement chaque variable, prend beaucoup de temps. Il peut être utile de regrouper les variables en grandes familles : facteurs totalement extrinsèques à l’objet (évolution du taux de croissance, évolution démographique, guerre entre la Corée du Nord et les Etats-Unis), facteurs très liés à l’objet (évolution de la Formation Avancée Itinérante des Arts de la Rue, taux de chômage à Aurillac, etc.) et facteurs relativement liés (évolution des budgets culturels publics, réglementations de l’ordre public du type interdiction des feux d’artifices, lutte contre la mendicité, etc.).

 

Troisième étape : les fiches variables et les hypothèses
La troisième étape consiste à rédiger des Â« fiches variables Â». Pour chaque variable, il s’agit d’abord de faire un état « rétrospectif Â» et actuel de la situation : où en est-on, par exemple, du réchauffement climatique ? Que sait-on de son évolution passée et de l’état présent ? Cet examen doit déboucher d’une part sur le repérage d’une tendance lourde et d’autre part sur des facteurs d’incertitude. En l’occurrence, s’agissant du réchauffement climatique, il semble qu’il y ait un accord sur le fait que la tendance lourde est l’inéluctabilité du réchauffement, à différentes échéances, tandis que les incertitudes portent sur le rythme et l’ampleur du réchauffement, voire sur les zones du globe affectées.


De ces incertitudes découlent des Â« hypothèses Â» : soit deux dans certains cas (la guerre a lieu ou n’a pas lieu), soit un nombre qui s’impose (trois ou quatre), soit un nombre indéfini qu’on s’efforce cependant de ramener à quatre ou cinq, pour le confort et l’efficacité de l’étape suivante. Les hypothèses doivent être tranchées, le plus possible exclusives les unes des autres. Elles peuvent néanmoins être composites. Par exemple, H1 : la population augmente, sous l’effet d’un accroissement de la natalité, H2 : la population augmente, sous l’effet de l’immigration, H3 : la population diminue. On voit ici que H3 est incompatible avec H1 et H2, lesquelles se ressemblent sur un point (l’augmentation de la population) et diffèrent sur un autre (la cause de l’augmentation).


Ces fiches variables sont généralement rédigées par des experts extérieurs, sous la responsabilité d’un membre du groupe, qui exposera devant le groupe, pour discussion, l’état actuel et les hypothèses d’évolution de la variable.
Cela fait, on dispose donc d’une matrice, où figurent, en ligne, les variables et, en colonne, les deux, trois, quatre ou cinq hypothèses associées à chaque variable.

 

Quatrième étape : l’infrastructure des scénarios
La quatrième étape consiste à préparer les scénarios. L’infrastructure d’un scénario est la liste de toutes les hypothèses qui le définissent, soit une hypothèse, et une seule, par variable. C’est là que se situe la principale difficulté : la réduction de la matrice, c’est-à-dire d’un nombre énorme de scénarios possibles, à un petit nombre de scénarios plausibles.


Première grande question : guerre ou pas guerre ? Un autre Fukushima ? Le grand soir ? La plupart des exercices prospectifs « civils Â» (du type prospective de l’évolution de la consommation d’eau minérale) ignorent généralement volontairement les scénarios extrêmes, c’est-à-dire les catastrophes et les utopies positives, et donc n’incluent pas de telles éventualités dans la liste des variables. Le raisonnement est que « de toutes façons Â», dans de telles éventualités, la prospective ne sert plus à rien, puisque c’est une autre économie, d’urgence, qui prévaut.


Je ne partage pas ce raisonnement car je crois à la vertu heuristique de l’extrême. L’irréalisme des situations extrêmes et leur faible utilité pour l’action sont largement compensées par le gain intellectuel, le potentiel d’innovation, la profondeur philosophique que l’on peut en tirer. Par exemple, exclure d’emblée une variable « extrême Â» ou apparemment farfelue comme « l’évolution de la spiritualité Â», c’est s’interdire de raisonner sur des liens improbables (entre réchauffement climatique et extension de la chrétienté) mais peut-être profonds. Le grand risque des scénarios, c’est en effet le conformisme.


Concrètement, comment choisit-on les infrastructures de scénarios ? Il existe des méthodes mathématiques très complexes (rarement mises en Å“uvre) qui consistent à pondérer préalablement chaque hypothèse et chaque lien, c’est-à-dire à attribuer au lien entre deux hypothèses quelconques un coefficient de corrélation : les hypothèses peuvent être en effet totalement indépendantes ou partiellement, et plus ou moins, dépendantes l’une de l’autre. On peut ainsi réduire la matrice aux seules hypothèses indépendantes.


Même en usant de telles méthodes statistiques, fondées sur les corrélations, un moment arrive où il faut choisir les infrastructures. Et là, gare aux pièges du présent. On a tôt fait d’identifier une sorte de scénario témoin, où « rien ne change Â», et un scénario « repoussoir Â», dont la logique atroce crève les yeux : le taux de croissance ne cesse de baisser, le taux de chômage explose, le régime d’indemnisation des intermittents du spectacle n’existe plus, des réfugiés climatiques du Bangladesh se pressent par centaines de milliers aux portes de l’Europe, etc. Entre ces pôles, il n’est pas malaisé d’inventer deux ou trois infrastructures « cohérentes Â», et qui souvent reflètent des idéologies politiques ayant cours dans la société, plus ou moins « vertes Â», « roses Â» ou « rouges Â».


C’est là le danger à éviter. Les futurs possibles ne sont guère plus cohérents que nos biographies individuelles. Nous ne cessons de « fictionnariser Â» nos propres « histoires de vie Â» pour faire tenir dans un tout cohérent et présentable l’enfant rebelle que nous étions et le parent sage que nous sommes aujourd’hui. Nous aurons une difficulté similaire à inclure dans une même infrastructure de scénario des hypothèses apparemment incompatibles : taux de croissance très bas, énorme créativité. Or, il y a de fortes chances que le futur réel ressemble plus à un patchwork d’incompatibilités, de temporalités diverses, de tensions étranges, qu’à un roman à la trame logique, où tout s’enchaîne selon une cohérence sans faille, et réaliste, fût-elle aussi complexe et retorse que le scénario du film Inception. 

 

Cinquième étape : la rédaction des scénarios
La cinquième étape est donc celle de la rédaction des scénarios. Ils tissent entre eux toutes les hypothèses et leurs conséquences sur l’objet. L’intérêt de telles fictions est qu’elles aident grandement à l’identification des enjeux, étape ultime du processus. La cohérence des scénarios tient essentiellement à la logique des acteurs. Il ne s’agit pas de produire un univers ou un cadre, mais de décrire des rapports de pouvoir. Dans un tel scénario, les artistes n’ont d’autre choix que de se syndiquer, les syndicats sont faibles, les maires sont plutôt du côté des entrepreneurs, etc.

Sixième étape : les enjeux
La sixième étape est l’identification des enjeux, c’est-à-dire des quelques leviers susceptibles d’orienter le présent dans une direction plutôt que dans une autre. Les scénarios seront tous improbables, mais ils tracent chacun des « idéaux réalistes Â», c’est-à-dire plus ou moins cohérents.

 

L'expérience Culture & Médias 2030

 

En 2010, le Département des Etudes de la Prospective et des Statistiques (DEPS) du Ministère de la Culture s’est lancé, accompagné par la société Futuribles (www.futuribles.com), dans un exercice de prospective des politique culturelle. L’expérience a débouché sur trois documents concrets : le site internet (http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/), qui présente les fiches variables et donc un état des connaissances sur de nombreux thèmes (réchauffement climatique, conceptions de l’art, professions culturellewww.futuribles.com), dans un exercice de prospective des politique culturelle. L’expérience a débouché sur trois documents concrets : le site internet (http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/), qui présente les fiches variables et donc un état des connaissances sur de nombreux thèmes (réchauffement climatique, conceptions de l’art, professions culturelles, économie globale, etc.) ; le livre, publié et donc discutable, Culture et médias 2030 ; et un document de stratégie, interne au ministère, qui essaie de traduire les enjeux en plans d’action.


Les quatre scénarios de Culture et média 2030 ont été rédigés de telle sorte qu’aucun ne soit franchement sympathique – et bien évidemment, la critique la plus fréquente qui leur a été adressée est leur manque flagrant d’optimisme.
Le premier scénario est celui de l’exception culturelle continuée, presque une reproduction de la politique actuelle, à ceci près que cette continuité ne va pas de soi et qu’il faut beaucoup d’efforts pour la préserver. Le second, nommé « la culture au marché Â», ultralibéral, d’une dérégulation quasi-générale, heurte beaucoup la tradition française du service public, mais préserve une certaine définition de la culture cultivée. Le troisième dilue, voire dépasse la culture dans un concept flou, mais efficace, de créativité généralisée, ou d’écologie créative. Le quatrième est fondé sur la notion d’identités, de communautés, d’espaces publics au pluriel. Ils sont tous à la fois très réalistes, très plausibles, et au moins en un point désespérants : ils sont probablement déjà à l’œuvre, à des degrés divers, ici ou là.


C’est le paradoxe de l’exercice prospectif. Comme la cohérence scénaristique oblige à tenir compte du réel, des tendances lourdes, elle ne peut pas produire des utopies positives. Il faut donc puiser dans chaque scénario le « détail qui tue Â», qui peut faire bifurquer le réel vers l’utopie positive, et c’est cela que l’on peut appeler un enjeu : actifs culturels immatériels, mutation de la demande, espace public numérique, financement durable, éducation artistique et culturelle tout au long de la vie, rencontres culturelles, interterritorialités, expérimentation, etc. Autant de mots-clés, de mots-enjeux, de « points politiques Â» sujets à débat, que l’exercice prospectif a mis en évidence. Ce ne sont peut-être pas les bons, l’exercice était peut-être biaisé (par la composition du groupe notamment, qui faisait trop peu de place aux jeunes « experts Â»), mais il est productif.

 

Ruons vers le futur !

 

Pour moi, la vertu première de la méthode de la prospective ne tient pas à sa finalité stratégique, même si elle est loin d’être négligeable. Elle réside bien davantage dans l’espace public d’analyse et de délibération qu’elle ouvre. C’est une discussion concrète sur des liens, plus ou moins logiques, entre phénomènes. Au pis, l’exercice aura permis de mieux comprendre le présent, d’établir des fiches « rétrospectives Â» sur l’état des connaissances. Au mieux, il fournit un discours commun. Entre ces pôles, il constitue une occasion de reformuler collectivement un projet. Cette méthode n’a d’intérêt qu’adaptée à son objet et à « l’entreprise Â», dans le cas présent : le monde des arts en espace public. Il pourrait être intéressant d’envisager deux types de démarches. D’une part, une démarche classique, conduite par un groupe légitime, ayant pour finalité l’identification des enjeux, et l’élaboration d’un discours politique, collectif, qui pourrait être porté, qui sait, par la Fédération des arts de la rue, mais se distinguerait de la prise de position de type syndical. D’autre part, sur le modèle « prospectif Â» ou très en rupture avec lui, on peut imaginer un exercice « futuriste Â», consistant à élaborer des « utopies pour 2032 Â», mettant en jeu un mode non logique, non délibératif, d’invention du futur, et venant nourrir, éclairer la première démarche.

 

Il me semblerait utile de tenter l’exercice pour les arts en espace public dans une triple optique.

1. Le futurisme artistique pur : inventer dès aujourd’hui des Å“uvres d’anticipation, affirmées comme telles, sur 2032. Le public saura, contractuellement, que ce qu’il expérimente n’est pas « contemporain Â» mais utopique – ce qui peut tout changer dans sa perception. Et il faut se laisser ici la possibilité de « scénarios artistiques catastrophe Â», comme La route de Cormac MacCarthy.
2. La prospective classique, mais conduite, artistiquement, par des artistes  : le cadre est fixé (variables, hypothèses, scénarios) et respecté autant que faire se peut (c’est-à-dire interrogé dans ses moindres détails, à commencer par la légitimité du groupe de scénaristes), simplement les variables, hypothèses et scénarios sont d’emblée artistiques. Si les artistes estiment, collectivement, que l’avenir des arts dans l’espace public dépend du nombre de divorces, de l’évolution sociale du goût pour la couleur rose, de la proportion de Brésiliens en Europe, ou de la matière dans laquelle sera réalisée la statue de Michel Crespin, il faut les croire et les prendre très au sérieux – quoiqu’avec l’humour ou l’ironie nécessaire.
3. La prospective classique, ultra commune, dont la visée serait d’être « Ã  la hauteur Â» des autres prospectives, en particulier à l’égard de la prospective géostratégique et militaire, dont l’horizon est à un siècle. On postulerait là un artiste d’abord citoyen – qui n’aurait pas, au demeurant, à renoncer à son imagination ni à son « Ãªtre artiste Â» – pour vraiment assumer une « prospective professionnelle Â» (dont la statue de Michel Crespin ne serait plus qu’une « variable d’ajustement Â»). Dans ce cas, ce devrait être une prospective sérieuse du « monde de l’art Â», au sens d’Howard Becker, c’est-à-dire prenant en considération tout ce qui fait « art Â» dans l’espace public, la création des artistes stricto sensu, mais aussi l’action de tous les acteurs (politiques, médiateurs, agents publics municipaux, journalistes, chercheurs et SDF, etc.) qui font l’art sans le créer. Le groupe de scénaristes – ou d’experts – incluerait donc des gens de tous bords de ce monde de l’art.

 

Ces trois perspectives ne sont pas incompatibles. Et il y en a sans doute d’autres possibles. Elles reposent toutes, en tout cas, sur un jeu avec le futur. De quoi notre futur dépend-il ? Elles déplacent la question du présent « vers le futur Â», pour la désengluer un peu de son présentisme. Il y a d’autres voies du « déplacement Â» : l’histoire par exemple, la compréhension des cultures étrangères, la philosophie, et aussi, tout simplement, l’art actuel dans l’espace public !
Le « détour par le futur Â» est peut-être une bonne manière de renouveler la pensée du présent, de réviser tous les concepts passés ou « mode Â» – du public-population de Michel Crespin au site-specific, en passant par l’urbanité, la participation des habitants, le festival ou la formation itinérante etc. – qui charpentent notre représentation actuelle des arts dans l’espace public ouvert. Ouvert ?

 

Jean-Michel Guy

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