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L'artiste de rue : bricoleur figure de l'ultra adaptabiité ?

Serge Proust est maître de conférences – HDR – en sociologie à l’Université de Lyon – Centre Max Weber.

Les tensions entre l'engagement vocationnel des directeurs artistiques et l'engagement professionnel des responsables administratives dans les compagnies indépendantes
Contribution de Serge Proust

L'ethos artistique de l'engagement total 

 

De manière générale, dans plusieurs champs de production symbolique (dont ceux de la recherche et de l'art) au sein desquels priment les enjeux spécifiques à chacun de ces champs (exemple de "l'art pour l'art" dans les champs artistiques), le modèle de l'engagement dans l'activité est celui de l'engagement total permettant la réalisation de la vocation. Dans ce type d'engagement, le désintérêt matériel est proclamé et revendiqué, ce dernier étant d'abord financier ; les "véritables" artistes et chercheurs ne sont pas à la recherche délibérée de gains financiers sinon, comme le montrent de nombreux exemples et mésaventures personnelles, ils s'exposent aux pires disqualifications. La réussite matérielle et financière quand elle survient, doit toujours intervenir "par accident", comme une conséquence inattendue, mais ne doit pas gouverner l'activité. Dans un article paru, en 2012, dans un quotidien de région , une chercheuse du CNRS déclare ainsi : "Mais je garde à l'esprit que j'ai la chance de pouvoir réfléchir toute la journée à ce qui me passionne. Personne ne me dit ce que je dois faire. Vu le nombre d'heures travaillées, mon salaire horaire est moins élevé qu'à McDo, mais je m'éclate."[1]. Cette déclaration est exemplaire d'un ethos particulier que l'on retrouve dans les champs artistiques et qui se manifeste aussi par le refus de se conformer à certaines règles sociales relatives à la gestion du temps ou au calcul matériel.

 

Ce type de dispositions et de manières d'être est fondamental pour comprendre le fonctionnement des champs artistiques et les principes de jugement qui structurent ces derniers. Dans le cas des champs du spectacle, ces dispositions sont à la fois permises et renforcées par le régime de l'intermittence. En effet, ce dernier permet de financer les périodes de travail invisible et, plus largement, limite les disciplines du salariat et les contraintes marchandes. Comme le soulignent les différentes études, les intermittents du spectacle se caractérisent par une intense activité mais celle-ci reste relativement indépendante des injonctions d'un ou de plusieurs employeurs et permet la focalisation sur des dynamiques d'essai, de recherche sans que cela débouche obligatoirement sur des spectacles ou que ces spectacles donnent lieu à de nombreuses représentations, notamment du fait d'un déséquilibre massif sur le marché des biens du spectacle.

 

Un tel modèle doit être considéré comme une construction sociale et historique progressivement élaboré au cours d'un long processus d'autonomisation qui a pris diverses voies en fonction des champs artistiques. C'est pourquoi ce modèle est aussi une norme qui pèse sur les agents sociaux qui se définissent et se pensent comme des artistes et à laquelle ils doivent se conformer même de manière inégale en fonction de leur situation professionnelle (leur degré de reconnaissance atteint mais toujours susceptible d'être remis en cause) et/ou personnelle ; on ne mène pas la même "vie d'artiste" quand on est jeune et célibataire ou que lorsque l'on est (très) amoureux, désireux de passer beaucoup de temps avec l'être aimé, ou plus âgé, en couple avec des enfants.

 

Quoi qu'il en soit, ce modèle est d'abord constitutif de la position d'artiste et tend à se généraliser à d'autres groupes, comme celui des techniciens (par exemple quand ils sont "en créa" - i e "en création" - pour reprendre une expression courante) et cela d'autant plus qu'ils sont nombreux à alterner, dans leur parcours, des positions de technicien (dans les grandes compagnies et institutions) et des positions d'artistes ("créateur lumières") dans des compagnies disposant de moyens modestes mais dont ils sont proches à divers titres. Il existe néanmoins des fractions de techniciens qui sont l'objet de critiques récurrentes de la part des artistes et des techniciens des compagnies en raison de leur comportement considéré comme "bureaucratique" car ils refusent d'adopter cet ethos de l'engagement total en faisant référence à l'ensemble des règles sociales qui encadrent leur activité (c'est le cas de certains techniciens de structures municipales).

 

Dans les compagnies théâtrales, les metteurs en scène travaillent avec des artistes et des techniciens qui partagent les mêmes dispositions à l'engagement total, ces dispositions étant néanmoins dépendantes des situations professionnelles et statutaires de ces derniers. Les comédiens et/ou techniciens reconnus, et ayant déjà un grand nombre de cachets, ont une plus grande capacité de négociation que des agents se trouvant dans les situations inverses. Ils peuvent aussi utiliser le régime de l'intermittence pour mettre à distance les injonctions de ces metteurs en scène. Par ailleurs, les échanges de position (metteur en scène devenant comédien dans une autre structure ; etc.) accentue le partage de ces dispositions à l'engagement total que l'on doit évidemment différencier (comme cela a déjà été évoqué) en fonction du degré d'institutionnalisation et de professionnalisation des structures).

 

Mais qu'en est-il des responsables administratives (je fais le choix d'utiliser le féminin compte tenu de la féminisation massive de cette position) ? On ne peut au préalable que constater que si les recherches universitaires sont massivement consacrées aux différents groupes d'artistes, les techniciens sont peu étudiés et ces responsables administratives sont globalement ignorées (à l'exception notable du dernier ouvrage de Vincent Dubois consacré aux étudiants des formations à l'administration culturelle[2]). Je voudrais profiter d'un travail mené sur un dispositif de professionnalisation et de qualification mené par la NACRE, dans la Région Rhône-Alpes, pour formuler une série de remarques et d'hypothèses concernant les modalités et les formes de l'engagement de ces responsables administratives dans les compagnies indépendantes au sein desquelles l'emploi permanent (sous forme de CDI à temps plein) est quasi inexistant ainsi que, corrélativement, les types de relations sociales structurant les relations avec leurs employeurs.

 

Le directeur artistique : un employeur incertain de lui-même

 

Dans les compagnies indépendantes, et pour de multiples raisons (le caractère immédiatement collectif de l'élaboration de spectacles ; la nécessité de trouver un support juridique pour les financements publics ; les croyances fondatrices concernant le caractère central de la troupe ; la souplesse de cette forme juridique) la forme associative est hégémonique et implique une profonde ambivalence des directeurs artistiques.

 

D'une part, ces compagnies associatives sont fondées par ces directeurs artistiques pour leur permettre de mettre en œuvre leur projet artistique et servir de support juridique à leur emploi ; ce lien fondateur est particulièrement manifeste quand le nom de ces compagnies fait référence au patronyme du directeur artistique (on sait que cette dimension s'efface afin de ne pas exposer ces derniers aux différents contrôles administratifs). Un tel lien implique que sont indissociables la reconnaissance artistique de la structure et du directeur artistique concerné comme leur viabilité économique individuelle et collective. C'est pourquoi ces directeurs artistiques, conformément, au modèle de l'engagement total, sont prêts à de nombreux sacrifices (pour eux-mêmes et pour les autres) pour maintenir "en vie" leur structure.

 

D'autre part, et cela constitue un des effets du caractère central de l'intermittence, les directeurs artistiques sont nécessairement des salariés dans "leur" propre structure, inscrits, comme les autres salariés de cette dernière, dans un lien de subordination juridique avec les présidents de leurs associations. Même si certains de ces derniers, à l'instigation de directeurs artistiques, manifestent un intérêt réel pour l'activité et le futur de la structure et maintiennent un minimum d'activité de l'association, dans la majorité des cas, ces présidents sont dépossédés de l'essentiel de leurs prérogatives officielles. Dans ces structures, il y a donc disjonction radicale entre la relation d'emploi juridiquement fondée sur le contrat de travail (entre le président et les salariés de l'association) et la relation de travail (entre le directeur artistique et les autres salariés). Les directeurs artistiques partagent quelques intérêts communs avec les autres salariés (comme le maintien du régime de l'intermittence, le développement des politiques culturelles), si bien qu'ils peuvent participer aux mêmes luttes, dont celle concernant le régime de l'intermittence. En revanche, même si elle n'est pas fondée juridiquement, ils sont pris dans une relation salariale (même non "classique") avec les autres salariés, et notamment les responsables administratives.

 

Les relations salariales

 

Dans les compagnies indépendantes, les relations entre les directeurs artistiques et les responsables administratives ne sont pas fondées sur des écarts juridiques ; ils relèvent tous du salariat et/ou des groupes construits par l'État social. Le cas le plus fréquent est celui de directeurs artistiques/intermittents employant des responsables administratives/intermittentes ou, très souvent, notamment dans les compagnies les moins reconnues et professionnalisées (avec des budgets limités), relevant des emplois aidés. En effet, depuis les années 1980, pour ces fonctions administratives, les compagnies ont fait un emploi massif des TUC (Travaux d'Utilité Collective), Emplois Jeunes, etc., la dernière mouture étant celle des CUI-CAE (contrat unique d’insertion - contrat d’accompagnement dans l’emploi). Dans certaines compagnies, il existe même des configurations atypiques avec des directeurs artistiques au RSA employant des responsables administratives intermittentes ou ayant un contrat aidé (de type CAE).

 

Les relations entre les directeurs artistiques et les responsables administratives ne sont pas fondées sur des écarts de revenus importants. Ces derniers peuvent être proches, identiques, voire plus importants pour ces responsables et dépendent des différents accords et stratégies de gestion des postes et des cachets. Ce qui prédomine dans les compagnies indépendantes, du point de vue des revenus, c'est la recherche de situations relativement égalitaires ; c'est notamment le cas quand tous et toutes relèvent de l'intermittence.

 

Ces relations reposent d'abord fondamentalement sur des écarts considérables de légitimité et de position sociale. Les directeurs artistiques disposent, très inégalement, de la reconnaissance sociale et de la reconnaissance des pairs. Les subventions publiques leurs sont versées intuitu personae. Ils sont au cœur des relations d'emplois et cela d'autant plus que ces relations ont une dimension fondamentalement interpersonnelles ; les individus ne sont pas substituables. Les directeurs artistiques choisissent, à chaque fois, notamment pour les artistes et techniciens, des personnes particulières ajustées à leurs dispositions et principes esthétiques, professionnels, voire éthiques et politiques

 

Les secondes font ce qu'un sociologue américain (Everett Hughes) nomme le "sale boulot". Hughes entend par là les tâches qui se situent en bas de l’échelle des valeurs dans un métier donné, qui sont perçues comme étant dégradantes et ne procurent aucun prestige social et relèvent du travail (socialement) invisible. Dans les univers artistiques, c'est bien évidemment l'ensemble des tâches administratives qui relèvent de cette indignité et donc aussi, plus spécifiquement, ce qui relève de la gestion du régime et des différents "jeux avec la règle" qui accompagne celle-ci (c'est aussi pourquoi, en dehors des considérations relatives à la complexité technique du régime, des artistes peuvent déléguer à leurs administratrices la gestion de leurs cachets personnels). Les responsables administratives n'ont aucun bénéfice symbolique de l'activité artistique ; on peut ainsi prendre pour exemple les descriptifs de nombreux spectacles pour lesquels la participation des responsables administratives n'est quasiment jamais mentionnée.

Par ailleurs, les directeurs artistiques et les responsables administratives se distinguent, voire s'opposent, dans leur rapport à la société salariale et à ses règles.

 

Pour les artistes, l'engagement total dans l'activité implique un désintérêt et un refus de tout ce qui relève des règles sociales progressivement élaborées par ce que l'on nomme souvent, pour aller vite, la régulation fordiste. Pour eux, il ne saurait être question d'appliquer les conventions collectives, de rémunérer les heures supplémentaires, etc. Un tel refus à une dimension économique ; il est une des conditions essentielles à la viabilité de leur structure. Il a aussi une dimension symbolique et politique en soulignant leur critique radicale des processus de rationalisation et de "bureaucratisation" à l'œuvre dans les champs artistiques ainsi que la primauté qu'ils accordent au régime vocationnel. Le paradoxe est que de telles prises de positions sont parfois proches, et en empruntent une partie du vocabulaire, du discours des "petits patrons" critiquant l'inflation des règles et des contrôles. Elles conduisent aussi à l'instauration d'une certaine brutalité dans les relations avec les responsables administratives et notamment celles qui sont en CAE où leur fort turn-over et la précarité générale dans lesquelles elles sont inscrites ne préoccupent guère les artistes.

 

Les responsables administratives s'inscrivent dans une autre perspective et cela d'autant plus que, en tant que femmes, elles sont soumises à une définition récurrente de leur activité qui privilégie les dimensions morales, affectives traditionnellement considérées comme étant "féminines", faites de dévouement, de douceur, etc.

"Notre Assistante de Production : la partie « invisible  Â» de l’édifice, Sandrine c’est la voix du téléphone qui répond avec patience et gentillesse aux demandes de réservations et de renseignements, c’est le sourire qui accueille à l’entrée des spectateurs, la patiente rédactrice des contrats et des fiches de paie… Celle qui prend sa voiture pour retourner chercher un accessoire oublié ou faire le tour des offices de tourisme… On pourrait la surnommer Maya L’Abeille car depuis l’entrée du public et le pot d’accueil jusqu’au au dernier regard jeté sur la scène ou dans les coulisses pour vérifier que tout est en ordre, elle est en constant mouvement : utile, serviable, efficace et aimable ! Notre perle rare !!"[3]

 

Au même titre que les infirmières, traditionnellement définies par ces mêmes qualités morales "féminines", et qui ont lutté pour échapper à un tel cadre[4], les responsables administratives visent à échapper à la définition vocationnelle de leur activité pour en affirmer la dimension professionnelle en soulignant l'importance et la spécificité de leurs qualifications et compétences, en distinguant ce qui relève de la vie privée et de la vie professionnelle, en séparant identité professionnelle et identité personnelle, qualités personnelles et rôle professionnel.

 

Elles tendent, en même temps, à rappeler l'existence de règles salariales dont elles souhaitent le respect et cela d'autant plus que, en fonction de leur position, elles sont probablement le plus au fait des diverses distorsions et "bidouilles" auxquelles elles procèdent nécessairement, pour les compagnies, pour les différents artistes et techniciens ainsi que pour elles-mêmes. Elles réaffirment, face aux directeurs artistiques, souvent tentés de dénier l'existence de hiérarchies sociales internes à leur compagnie (et des conflits qui les accompagnent), l'existence de liens de subordination entre elles-mêmes et ces directeurs artistiques en les renvoyant à leur position d'employeur (de fait). Elles sont ainsi conduites à réaffirmer le CDI comme la référence centrale. Revendiquer pour elles-mêmes leur inscription dans cette forme d'emploi ne vise pas à bénéficier de revenus plus importants, ni à moins travailler. Il s'agit, pour elles, de souligner l'existence d'une coupure avec leurs directeurs artistiques - employeurs et rompre avec toute illusion d'une égalité de position avec ces derniers.

 

Ces femmes sont d'autant plus portées à limiter leur degré d'engagement et rappeler l'existence de règles sociales qu'elles sont en couple, ont des enfants et que, compte tenu de la division sexuelle des tâches dans les familles, elles ont une série de responsabilité dans le temps et l'espace privé.

 

Il reste que, compte tenu de leurs parcours et de leurs dispositions profondément intériorisées ainsi que de leur fine connaissance des diverses contraintes qui pèsent sur l'ensemble des champs du spectacle comme des compagnies dont elles assurent la responsabilité administrative, ces (jeunes) femmes ne peuvent radicalement rompre avec le modèle vocationnel. Elles savent aussi qu'elles ne peuvent réellement échapper au régime de l'intermittence. En conséquence, et inégalement en fonction de leur situation familiale et matrimoniale, elles engagent une série de compromis. Ainsi, si elles ne manifestent pas le même engagement total dans le temps de l'activité (les artistes ayant souvent le sentiment et le proclamant de travailler 24 heures sur 24), elles ne peuvent se limiter à un temps de travail officiel de 35 heures et procèdent à une série incertaine d'arbitrages entre l'acceptable et l'inacceptable, entre ce qui est nécessaire pour le maintien organisationnel et économique de la structure et leur refus de l'engagement total.

 

Serge Proust

Maître de conférences de sociologie - HDR

Centre Max Weber - UMR 5283

 

 

 

[1] Le Midi libre, 3 février 2012, c'est moi qui souligne.

[2] Dubois V, 2013, La culture comme vocation, Paris, Raisons d'agir

[3] Source : http://www.masques-et-visages.com/theatre/la-troupe/, récupéré le 3 mai 2014. C'est moi qui souligne.

[4] Kergoat D, 1992, (dir.), avec Françoise Imbert, Hélène Le Doare, Danièle Senotier, Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Paris, éd. Lamarre0

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